samedi, octobre 14, 2006

pasta

Revenons aux pâtes-alphabet. Elles me sont chères parce que c'est avec elles que j'ai fait mes premières expérience relatives au hasard. J'ai glissé une observation "Vous en trouverez de toutes les langues que vous connaissez."

Evidement, le hasard ne parle aucune langue !

Ce n'est pas une observation anodine, malgré sa simplicité. Elle signifie que la nature des mots obtenus n'est pas entièrement prédéterminée, mais qu'elle dépend en partie des capacités de l'observateur. Un mot suédois a beau avoir été formé par le hasard, si vous ne parlez pas suédois vous ne vous en rendrez pas compte. Si j'ai restreint le pouvoir du hasard en utilisant "pas entièrement prédéterminés" c'est que cette série d'expériences est fortement influencé par le type de matière utilisée. En fait, j'expérimentais au début avec des pâtes-alphabet grecques ! Je trouvais que le nombre de mots français obtenus était particulièrement faible (d'autant plus que mon vocabulaire français était très limité à l'époque).

Je me suis demmerdé pour obtenir deux précieux paquets de pâtes-alphabet "français". Et j'ai continué à jouer avec, malgré l'angoisse de ma mère qui trouvait que c'était mauvais signe que je "jette les lettres", imaginant que j'allais finir comme les charlatans qui lisaient l'avenir dans le marc de café. Angoisse modérée par ma grand-mère qui trouvait que c'était là un signe certain de mon évolution vers le statut de "lettré". Mamie avait presque raison, je me suis procuré un vocabulaire anormalement riche pour mon âge, chaque mot potentiel étant immédiatement recherché dans le dictionnaire grec ou français.

Jusqu'au jour où j'ai fait une découverte fabuleuse : Il y avait le mot HELP formé devant mes yeux ébahis. Je connaissais le mot par l'album des Beatles. La sainte terreur que j'ai ressenti quand je me suis dit que "quelque chose" avait "détourné" mes pâtes- alphabet "français" pour me demander de l'aide en "anglais" ! "Quelque chose" m'avait "parlé" à travers mes pâtes alphabet "français" et ça me terrorisait. J'ai laissé en plan mes expériences, ce qui a soulagé ma mère.

Quelques jours plus tard mon père m'a demandé s'il pouvait débarrasser la table de son atelier qui me servait de laboratoire. Je lui ai crié un NON angoissé, craignant que son intervention ne soit punie par ce "quelque chose" qui m'avait "parlé". Je n'ai compris que beaucoup plus tard la chance que j'ai eu d'être le fils de mon père.

Nous avons discuté et j'ai fini par lui expliquer pourquoi il ne fallait pas toucher à cette table. Il a rigolé un bon coup, m'a expliqué que les alphabets français et anglais étaient les mêmes et qu'on disait alphabet latin et il est venu avec moi chercher d'autres mots anglais; il y en avait deux qu'on a trouvé rapidement et dont je m'en souvient, "on" et "no". Ca lui a coûté le prix d'un petit dictionnaire d'anglais.

Et ça m'a débarrassé définitivement de la crainte des "quelque chose" qui me "parlaient" et ça a ancré définitivement en moi l'idée que si je ne savais pas pourquoi une chose était arrivée je devais chercher le pourquoi et éviter d'inventer des fantômes pour la justifier.

Le dictionnaire anglais ne m'a servi que quelques jours, parce que peu à peu l'idée que des mots italiens, espagnols, bulgares etc. pourraient être là, devant mes yeux, sans que je les reconnaisse a fait son apparition. Notre nounou était mariée avec un turc (en Grèce !) et elle lisait le turc un peu; elle m'a aidé à "trouver" des mots turcs. J'étais loin de penser que je venais de "faire appel à l'expertise d'autrui". Puis ça a été mon cousin Jean qui a été mis à contribution etc.

Les pâtes-alphabet latin "parlaient" plus de langues que les pâtes-alphabet grec ! Elles pouvaient former des mots appartenant à des langues que je ne connaissais pas, que je ne pouvais pas identifier, mais qui pourtant étaient là. En tant qu'observateur j'étais limité par mon expérience. Mais je pouvais combler mes lacunes en m'assurant la collaboration des autres le temps que moi-même je parle plusieurs langues.

La nature de la matière agitée par le hasard détermine en partie le type des objets potentiellement observables, mais ne peut servir pour prédire ni la forme des objets, ni leur signification pour l'un ou l'autre des observateurs.

L'expérience de l'observateur détermine l'identifications des objets qui ont une "signification", elle leur donne même la signification ! "maman" et "μαμα" signifient la même chose avec deux formes différentes (français, grec), "nuit" une seule forme peut signifier deux chose différentes pour un francophone, "on", encore une fois une seule forme, des choses différentes pour un francophone et un anglophone !

Les formes ont la signification qu'on leur attribue en fonction de notre expérience. Tant que ces objets ne étaient pas confrontés à l'expérience d'un observateur ils n'étaient pas des mots, ils n'étaient que des pâtes qui traînaient sur une table.

Fascinant ce que le hasard pouvait faire sans le savoir.

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